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Le calvaire des ouvriers sur les chantiers au Qatar

Par Margaux Baltus, Tanishk Saha, Gregor Thompson, Amy Thorpe, and Liuting Wang

© Sofia Alvarez Jurado

Avant d’arriver au Qatar en 2012, Arun* n’avait jamais eu de gros problèmes de santé. Originaire d’Inde, il est ouvrier de construction. Il travaille aussi bien dans la cimenterie, la maçonnerie, la charpenterie, …. Les salaires mensuels moyens en Inde sont bas (155 euros environ). Arun pensait pouvoir gagner le double, lorsqu’il entend parler de plusieurs entreprises qui recrutent des ouvriers pour des chantiers au Qatar.

Le Qatar a lancé en 2008 son plan National Vision 2030. L’objectif : « transformer le Qatar en une société avancée capable de réaliser un développement durable ». 

Et pour cela, le petit pays de 3 millions d’habitants du golfe Persique a besoin de bras. L’attribution en 2010 de la coupe du Monde de football 2022 renforce la nécessité de création d’infrastructures. Dès 2010, sept stades doivent sortir de terre, des lignes de métros pour y amener les spectateurs depuis leur hôtel.

Arun candidate, son agence lui fait même passer plusieurs tests, pour savoir s’il est capable de porter des charges lourdes. Recruté en 2012 pour travailler sur une ligne de tramway de Lusail (Qatar), il est embauché pendant trois ans environ dans la péninsule arabique. 

Le travail est très physique, et la chaleur accablante. Arun travaille parfois jusqu’à 77 heures par semaine, sous des températures oscillant entre 40 et 50°C, selon le dossier consulté par “Heat Trap Project”. 

Arun se met à avoir des crampes d’estomac et à vomir plusieurs jours de suite. Lorsqu’il tombe malade, il doit attendre deux semaines avant d’avoir l’autorisation de rentrer en Inde, à cause de la lenteur du processus. “J’étais effrayé de ne pas pouvoir être soigné. Je voulais rentrer en Inde le plus tôt possible : j’avais peur de mourir au Qatar” affirme-t-il dans un témoignage.

Arun fait partie des onze ouvriers dont les témoignages ont été recueillis par l’ONG Sherpa. Avec le comité contre l’esclavage moderne (CCEM), les ouvriers ont porté plainte contre QDVC, (Qatar Diar Vinci Construction) la filiale qatarie de Vinci, que l’entreprise française contrôle à 49%. C’est par cette société, légalement requise pour travailler au Qatar, que sont signés tous les contrats de Vinci. L’entreprise a ainsi supervisé les chantiers de Lusail, le métro aérien de Doha, et d’autres projets majeurs.

Le Qatar emploie près de 2 millions d’ouvriers, soit 94% de la main-d’œuvre totale du pays (la majorité étant originaire d’Asie du Sud). Avec un objectif en ligne de mire : la coupe du Monde de football. Du 20 novembre au 18 décembre 2022, trente-deux équipes s’affrontent dans les infrastructures montées de toutes pièces par plusieurs entreprises de construction. La compétition a été décalée en hiver, pour éviter la surchauffe des joueurs. Mais pas celles des ouvriers.

Une protection contre la chaleur insuffisante

Dès 2012, plusieurs ONG alertent face aux conditions de travail de ces ouvriers. Leur première crainte : la chaleur. Comme 21% des ouvriers travaillant sur un chantier qatari, Arun a souffert de malaises liés à la chaleur ou de problèmes cardiaques à cause des températures avoisinant les 50°C sur les chantiers. Les protections sont minimes. En 2012, seule une pause entre 10 heures et 15h30 l’été est instaurée par l’État qatari pour lutter contre la chaleur.

Et ces chaleurs sont parfois mortelles. Amnesty International estime que “sur les milliers de morts d’ouvriers inexpliquées dans les dix dernières années, au moins plusieurs centaines seraient liées au travail sous une chaleur accablante.” Une cause souvent passée sous silence sur les certificats de décès des ouvriers. 

Pour Barrak Alahmad, qui a fait son doctorat aux Etats-Unis sur la surmortalité liée à la chaleur, notamment au Proche et Moyen-Orient, le stress thermique est souvent la cause sous-jacente des décès officiellement attribués à des crises cardiaques, à une insuffisance rénale et à des «causes naturelles».

Le chercheur de Harvard affirme que “si on regarde tous les certificats de décès dans le monde et qu’on essaye de comptabiliser ceux qui ont noté la chaleur comme motif du décès, ils seront très peu. Ce n’est pas le diagnostic des médecins : ils diagnostiquent les conséquences.” 

Pour le scientifique, la protection contre la chaleur au Qatar (l’interdiction de travailler entre 10 heures et 15h30 pour les ouvriers ainsi que l’interdiction de travailler quand la température au thermomètre-globe mouillé (WBGT) dépasse 32,1°C) n’est pas suffisante. La chaleur affectant l’organisme tout au long de la journée de travail, mais également du temps de repos. 

Les décès liés à la chaleur seraient extrêmement sous-évalués. Pour Barrak Alahmad, il y a beaucoup de travail à faire par la Classification International des Maladies (CIM). Les personnes qui notent les codes doivent ajouter des catégories pour la chaleur et les conséquences de la température sur le corps humain. Certains doivent changer de perspective, prendre en compte la chaleur comme une cause directe du décès.”

Un environnement favorable à l’exploitation

L’entreprise Vinci affirme être vigilante sur la surveillance des conditions de travail de ses employés, et le recours à la sous-traitance y est courant pour les points les plus techniques de la construction. Mais en délégant une partie du chantier à d’autres entreprises, les intermédiaires se multiplient.  

Nick McGeehan est le cofondateur de FairSquare. Docteur en droit, il s’est spécialisé dans la protection des travailleurs, notamment la lutte contre les décès liés à la chaleur. Selon lui, plus la sous-traitance est importante plus le contrôle des conditions de travail des employés devient difficile. “Vous devez faire preuve d’une énorme vigilance dans votre chaîne d’approvisionnement en main-d’œuvre dans le Golfe arabique si vous voulez être sûrs que les personnes au bas de la chaîne ne sont pas victimes d’abus, explique-t-il. [Pour] les entreprises qui ont des normes moins strictes quant à la façon dont elles traitent leurs travailleurs, elles ont tendance à s’affaiblir au fur et à mesure qu’elles descendent dans la chaîne de la sous-traitance”.

Sherpa, l’ONG à l’origine de la plainte, affirme que les dirigeants de Vinci étaient au courant, et responsables, de la situation des employés au Qatar, même ceux embauchés par des sous-traitants. Les avocat de Sherpa accusent Vinci d’avoir échoué à assurer la sécurité de ses salariés : l’ONG affirme dans leur plainte que l’entreprise est responsable de “ réduction en servitude, traite des êtres humains, travail incompatible avec la dignité humaine, mise en danger délibérée, blessures involontaires et recel”.  Même si la branche qatari a recours à des intérimaires pour trouver des employés pour ses chantiers, l’entreprise est tenue à assurer la sécurité de ses salariés.

Interrogée par l’équipe du “Heat Trap Project”, une responsable de Vinci travaillant sur les innovations sociales et les droits humains affirme que toutes les réclamations contre Vinci ne sont que des allégations (l’entreprise avait attaqué Sherpa en diffamation en 2015, suite à leur première plainte), et qu’ils peuvent réfuter les témoignages de plusieurs anciens employés. “Le but de cette procédure [était] de prouver et montrer que les conditions de santé et de sécurité ont été respectées à Vinci (…) Nous n’avons jamais eu un seul cas [d’insolation ou de décès liés à la chaleur] sur nos sites,” avance la responsable.

La responsable affirme que l’entreprise “est au-dessus du marché” dans les normes de conditions de vie de ses ouvriers. “Adapter les normes de la Qatar Fondation était une démarche volontaire sur les sites depuis 2013”, atteste la responsable.

Pendant une partie de leur activité au Qatar, de nombreux travailleurs d’Inde, du Bangladesh, du Népal et des Philippines (qui constituent la majorité des employés de Vinci) étaient soumis au bon vouloir de l’entreprise. Les ouvriers “disposaient de coffres forts personnels” à leur arrivée. Ils étaient également nourris logés et blanchis par leur employeur.

Il s’agit là d’une conséquence persistante du système de la kafala, qui a vu le jour au Qatar au début du XXe siècle pour réglementer le traitement des travailleurs étrangers. Toutefois, les critiques ont dénoncé le système pour le pouvoir disproportionné que détiennent les entreprises par rapport aux travailleurs que le gouvernement les autorise à parrainer. En raison de ce déséquilibre, des pratiques telles que le travail forcé, les restrictions de mouvement et la servitude pour dettes sont devenues fréquentes.

Le système de la kafala est toujours pratiqué par la majorité des employés, malgré son abolition en 2016 par le gouvernement. En droit pénal qatari, sept ans de prison peuvent être requis pour avoir fait entrer ou sortir du pays quelqu’un considéré comme esclave. 

“Ce qui rend les ouvriers vulnérables, c’est leur prétendue assujettissement ou corvéabilité. Cette vulnérabilité force les ouvriers à travailler quand ils ne le devraient pas : plus souvent, plus longtemps,” dit Nick McGeehan de FairSquare. 

En réponse à une demande de commentaires, le bureau des communications du gouvernement du Qatar a déclaré dans une déclaration écrite : “Il y a eu beaucoup de malentendus sur les progrès du Qatar à ce jour… La réalité est que le Qatar est en tête de la région en matière de droits du travail, et tous les résidents étrangers font partie intégrante de notre société”.

Le bureau des communications a cité les collaborations du gouvernement avec des partenaires mondiaux comme l’Organisation Internationale du Travail comme un signe de l’engagement du Qatar envers les droits des travailleurs, et a souligné que de multiples réformes du travail ont été adoptées au cours des dernières années.

Ils affirment également dans leur déclaration : “Nous avons toujours reconnu que, comme dans tout autre pays, il reste du travail à faire. Le changement systémique ne se produit pas du jour au lendemain et modifier le comportement de chaque entreprise prend du temps. Mais le Qatar s’est engagé à demander des comptes aux employeurs peu scrupuleux, et nous nions toute allégation prétendant le contraire”.

Arun a pu rentrer en Inde pour se faire opérer, à la suite de ses problèmes de santé. La situation des ouvriers se serait améliorée, depuis le témoignage d’Arun en 2014, d’après les documents consultés par les membres du “Heat Trap Project”. Ces progrès ont suivi la première plainte de Sherpa déposée contre Vinci en 2015, qui fut classée sans suite en 2018. Si la Coupe du Monde a permis une couverture médiatique plus importante de ces questions, les questions de sécurité et de respect des normes liées à la chaleur continuent à se poser dans l’émirat. 

120 entreprises françaises sont présentes au Qatar : “ces projets [mettent] en lumière l’expertise française dans les domaines des transports urbains, que ce soit dans l’ingénierie (Egis, Systra, Arep), dans la construction (Vinci), dans la fourniture de matériel roulant (Alstom), dans la signalisation (Thales) mais aussi dans l’opération d’actifs”, d’après le site du ministère de l’économie et des finances.

Malgré les progrès récents dans le traitement des ouvriers migrants du Qatar, certains émettent des réserves quant à la poursuite de ces progrès. « La question des travailleurs migrants ne concerne pas seulement la Coupe du monde. Elle existait bien avant. Elle le restera encore longtemps après », affirme Barrak Alahmad. « J’espère que cette Coupe du monde apportera un changement durable. »

*Le nom a été modifié

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