Soleil brûlant, travail mortel : l’envers du secteur de la construction en Espagne
En l’absence de lois qui réglementent les activités à l’extérieur en période de forte chaleur, les ouvriers espagnols du BTP évoluent dans des conditions dangereuses pour leur santé. Avec la multiplication des vagues de chaleur, ils sont exposés à des risques de maladie, de blessure, voire de décès.
Par Sofía Álvarez, Richard Godin, Mariana Abreu, Svetlana Lazareva, Jeanne Casez & Camille Auchère

Illustration by Sofía Alvarez Jurado
Il est 7 h 30 quand Rafael Luque, 54 ans, commence sa journée de travail, le 12 juillet 2017. La date est importante pour cet ouvrier espagnol du BTP, qui quittera ensuite Séville avec sa femme et ses enfants le temps de vacances bien méritées.
Sous une température suffocante de 41 degrés, Rafael et ses collègues de toujours – la cinquantaine pour la plupart – s’empressent de réparer une route isolée en périphérie de la capitale de la région d’Andalousie. Au milieu d’un paysage désertique, ils travaillent du lever au coucher du soleil, ne s’arrêtant que pour trouver de l’ombre et de l’eau dans un bar en bord de route, vers 18 heures.
Si cela avait été un jour normal, Rafael aurait rejoint sa famille pour le dîner. Mais ce 12 juillet 2017, il n’est jamais rentré chez lui. Et ses vacances en famille tant attendues ne sont plus qu’un souvenir doux-amer de ce qui aurait dû être. Vers 20 heures, après avoir travaillé pendant plus de treize heures, Rafael s’effondre sur le béton encore frais qu’il a passé sa journée à étaler.
« Il est mort dans mes bras », raconte Ricardo (son prénom a été modifié), un de ses amis de longue date. Il se remémore : « Un chauffeur s’est arrêté et m’a demandé si j’avais essayé de faire un massage cardiaque, mais…. Je ne sais pas faire. Je ne savais pas. Nous étions seuls.”
Ce jour-là, Séville (au sud-est de l’Espagne) est en vigilance rouge à cause des températures extrêmes. Cela n’empêche pas l’entreprise de BTP “Construcciones Maygar S.L.” d’envoyer ses ouvriers réparer le tronçon de la route A406 qui relie les villages de Morón de la Frontera et d’El Saucejo.
Juan Antonio Castro, secrétaire régional du syndicat Unión General de Trabajadores y Trabajadoras (UGT), est arrivé sur les lieux suite à l’appel de l’un des ouvriers. Selon lui, l’équipe a été exposée au rayons du soleil pendant plus de treize heures, sans accès à de l’eau fraîche, ni à de l’ombre.
« Ils se sentaient tous très coupables », se souvient-il à propos des collègues de Rafael. « Ils se demandaient s’ils n’auraient pas pu faire quelque chose d’autre ». Des scrupules dont n’a pas fait preuve le chef de projet. D’après Ricardo, il s’est énervé et a hurlé après l’équipe : « Vous devez faire le travail ! Bordel, il faut que ce soit fini ! »
Pour Juan Antonio Castro, l’entreprise Maygar a violé plusieurs fois le droit du travail espagnol ce jour-là. D’abord, en ne respectant pas les horaires d’été, normalement compris entre 7 h 30 et 14 h 30. Mais aussi en ne fournissant ni l’eau en quantité « suffisante et fraîche », qu’elle est légalement tenue de procurer à ses travailleurs, ni d’abris à l’ombre.
« Il n’y avait pas un seul arbre sous lequel les travailleurs pouvaient s’abriter, et pas une seule fois le chef de projet n’a pensé à leurs donner de l’eau », se souvient le syndicaliste. « Ce n’est pas comme ça que les choses fonctionnent. On ne peut pas simplement envoyer son équipe travailler sur des projets risqués, contourner toutes sortes de directives de sécurité et espérer que tout se passera bien. Ces choses doivent être étudiées et sécurisées dès le départ », ajoute-t-il.
La déshydratation et l’exposition au soleil ne sont pas les seules causes de la mort de Rafael. Pendant des heures, l’ouvrier espagnol manipule également des matériaux sensibles à la chaleur et susceptibles de dégager des températures extrêmement élevées. « L’enrobé [un mélange de graviers, de sable et de bitume, NDLR] est coulé entre 160 et 180 degrés et libère toutes sortes de gaz toxiques », explique Ricardo, soulignant que l’entreprise n’a fourni aucun équipement de protection.
« Ajoutez l’humidité de l’air au mélange, et il devient absolument insupportable d’être à l’extérieur », renchérit Juan Antonio Castro. En effet, lorsque le taux d’humidité de l’air est élevé, la sueur s’évapore moins bien, ce qui rend le refroidissement de la température corporelle plus difficile. En d’autres termes, les gens se mettent à bouillir de l’intérieur.
« Après notre pause, Rafael a commencé à agir bizarrement, se rappelle Ricardo. Il s’asseyait par terre, jouait avec des cailloux, un peu comme le ferait un enfant. Nous sommes allés lui chercher de l’eau, mais quand nous sommes revenus, il bafouillait… il ne pouvait même plus parler ».
Carlos Aristu Ollero, secrétaire général du syndicat Comisiones Obreras (CC.OO.) à Séville, s’est également rendu sur les lieux après le décès de Rafael. Il affirme que Maygar a forcé l’équipe à travailler au-delà des horaires d’été, et ce pendant plusieurs semaines. Une allégation confirmée par un ancien travailleur de l’entreprise de construction, qui a choisi de rester anonyme : « Les journées de travail durent douze, treize, parfois même quatorze heures. C’est une entreprise abusive, qui enfreint de nombreuses lois. »
Suite au décès de Rafael, Maygar n’a pas accordé un seul jour de deuil à ses travailleurs. Après les funérailles, on leur a demandé de reprendre le travail immédiatement. « Mais nous avons dit non – se rappelle Ricardo, la tête haute – nous avons dit : trop, c’est trop ».
« Ce qu’il s’est passé témoigne d’un mépris total à l’égard de la victime, tant de la part du directeur des travaux que de l’entreprise elle-même », fustige Juan Antonio Castro de l’UGT.
Au moment où nous publions, Maygar n’a pas répondu à notre demande de commentaires.
Maygar : Plus de trois décennies de pratiques abusives
Lorsque Maygar est fondée en 1986, ce n’est qu’une petite entreprise de terrassement dans la ville de Los Corrales, près de Séville. S’appuyant sur les habitants alentour, dont beaucoup y ont travaillé, l’entreprise se développe progressivement.
« Dans un secteur comme la construction, ces petites entreprises familiales sont la seule option pour les travailleurs qui ne veulent pas quitter leur famille et parcourir des milliers de kilomètres chaque semaine… même si les entreprises ont des pratiques abusives », témoigne un ancien directeur de Maygar, qui a souhaité garder l’anonymat.
Malgré tout, suite à la mort de Rafael et en l’absence de réaction de l’entreprise, plusieurs travailleurs se mettent en grève le 19 novembre 2019, sous l’impulsion du syndicat Confederación Nacional de Trabajo (CNT). « Nous ne pouvions plus supporter les horaires de travail abusifs auxquels l’entreprise nous soumettait », témoigne Ricardo.
Maygar ne donnera jamais suite aux revendications des travailleurs et la grève est finalement levée après 20 jours. « Nous risquions trop. Les gens doivent manger, vous savez…”, lance Juanma Álvarez, de la CNT.
L’absence d’accord en plus de trente ans d’existence de l’entreprise, c’est d’abord parce que Maygar empêche ses travailleurs d’avoir des représentants syndicaux. Selon Carlos Aristu Ollero de CC.OO, Maygar a toujours empêché ses travailleurs d’organiser des élections. Une information corroborée par le syndicat UGT.
Sans représentants au sein de l’entreprise, les syndicats tentent de se mobiliser autrement. Des salariés dénoncent des situations d’abus qui sont rédigées en plaintes, aussitôt envoyées à l’Inspection du travail ou aux autorités référentes. Parmi ces dénonciations, on retrouve notamment de graves problèmes en matière de prévention des risques professionnels. Juan Antonio Castro acquiesce : « Maygar est une très mauvaise entreprise en matière de prévention des risques ».
« À ce stade, violer le droit du travail est pratiquement inscrit dans l’ADN de l’entreprise », dénonce Juanma Álvarez, de la CNT. Ricardo, qui travaille pour Maygar depuis 2004, affirme que l’entreprise n’a jamais respecté les horaires de travail fixés par la loi.
Pourtant, l’accord annuel – négocié collectivement entre les syndicats et les organisations patronales – qui fixe les horaires d’été est simple : la journée de travail doit être de sept heures, du lundi au vendredi, de 7 h 30 à 14 h 30. « Dans les faits, c’est en été que nous travaillons le plus d’heures », contredit Ricardo. « On nous dit qu’avec l’enrobé, plus il fait chaud, mieux c’est. »
Sur le papier, un ouvrier de Maygar est affecté à la supervision et la prévention sur chaque chantier. Dans le cas de la mort de Rafael Luque, ce travailleur, Juan Pablo R.M., est aujourd’hui mis en cause et doit être jugé en 2025. À ses côtés, sur le banc des accusés, doivent siéger Juan Peral Rengel, administrateur de l’entreprise Maygar, Juan Felipe Criado, directeur technique et Francisco Javier F.d.L, responsable de la prévention des risques.
Pour Juan Antonio Castro, de l’UGT, le poste de superviseur n’est qu’une façon pour Maygar d’éviter de rendre des comptes : « L’entreprise n’a pas de service de prévention, il lui faut donc un bouc émissaire. Et ce sera évidemment l’ouvrier qui n’a pas fourni d’eau ou d’abri. » Mais selon le syndicaliste, c’est la politique toute entière de l’entreprise qui est en cause : « La direction n’a aucune considération pour les travailleurs. La seule chose qui les intéresse, ce sont les résultats.”
Les contrats de travail en sont la preuve. Ricardo estime faire partie des « chanceux », puisqu’il a été embauché en CDI, ce qui lui permet de bénéficier d’une sécurité d’emploi minimale. Mais son cas reste une exception : « La majorité des travailleurs doivent se contenter de contrats valables seulement le temps d’un chantier”, explique l’ouvrier. Et bien qu’il s’agisse d’une pratique illégale en Espagne, où le cumul de contrats courts ne peut pas dépasser trois ans, de nombreux collègues de Ricardo sont dans cette situation depuis plus de dix ans.
Dans un communiqué datant de 2017, la secrétaire à la communication de l’UGT de Séville, María Iglesias, écrit que plus de 72 % des contrats signés par Maygar peuvent être considérés comme « précaires ». Une vulnérabilité extrême, qui pousse les travailleurs à ne pas dénoncer les situations abusives auxquelles ils sont soumis. « Si vous acceptez les conditions de travail, tout va bien. Si vous ne les acceptez pas, si vous vous plaignez, c’est fini. Et si vous les dénoncez, vous ne reviendrez plus jamais travailler avec eux », expose froidement Juan Antonio Castro.
Les abus s’étendent également à la politique salariale. « Les travailleurs sont payés huit ou neuf euros par heure supplémentaire, alors qu’elles sont actuellement de vingt euros de l’heure dans le secteur de la construction », affirme Juanma Álvarez, de la CNT. Au-delà de cette pratique, le syndicaliste ajoute que Maygar trompe les administrations et régulateurs publics en émettant des fausses factures. Au lieu de déclarer la valeur réelle des heures sous-payées, l’entreprise gonfle les chiffres jusqu’à trente euros de l’heure.
Ces pratiques frauduleuses ne s’arrêtent pas là. María Iglesias de l’UGT évoque le cas d’ouvriers immigrés qui travaillent à Maygar pour 3,50 euros de l’heure. Des accusations confirmées par Juan Antonio Castro, du même syndicat.
Au moment où nous publions, Maygar n’a pas répondu à notre demande de commentaires.
Une inspection du travail en sous-effectif, qui s’efforce de contrôler les entreprises
En Espagne, c’est l’Inspection du travail et de la sécurité sociale (ITSS) qui se charge de contrôler le respect de la législation nationale du travail. Dans l’ensemble, les syndicats reconnaissent que l’ITSS s’acquitte efficacement de ses responsabilités en s’efforçant de répondre rapidement aux plaintes et en imposant des amendes considérables aux entreprises qui enfreignent le droit du travail.
“L’inspection du travail fait un excellent travail et je lui en suis reconnaissant, confie Juan Antonio Castro de l’UGT. Deux inspecteurs ou sous-inspecteurs sont affectés à la surveillance des journées de travail en été, ce qui oblige les entreprises contrôlées à se conformer à la législation”, détaille le syndicaliste.
Reste que de l’avis général, l’ITSS manque cruellement de personnel, ce qui affecte gravement sa capacité à effectuer toutes les inspections nécessaires. Marcial Benítez, inspecteur du travail et membre de l’Union progressiste des inspecteurs du travail (UPIT), explique que le système espagnol opte pour une approche dite généraliste des inspections du travail. C’est-à-dire que les compétences de l’ITSS couvrent de multiples domaines : conditions de travail, prévention des risques professionnels, sécurité sociale et contrôle des travailleurs étrangers. Une charge de travail écrasante pour une institution en manque de ressources. “C’est une bataille historique, nous luttons simplement pour obtenir les moyens nécessaires”, explique Marcial Benítez.
En 2021, selon la base de données de l’Organisation internationale du travail, l’Espagne comptait environ 1 inspecteur du travail pour 10 000 salariés, chaque inspecteur effectuant près de 106 inspections par an. Une situation bien en deçà des autres pays de l’Union européenne. À titre de comparaison, la même année, un inspecteur du travail irlandais a dû effectuer en moyenne 84 inspections, contre 64,5 pour un inspecteur suisse et seulement 25 pour un inspecteur norvégien.
Pour Carlos Aristu Ollero de CC.OO, ce manque de ressources joue un rôle majeur dans l’incapacité à traiter les violations du droit du travail. Le nombre d’inspections du travail est effectivement insuffisant, confirme-t-il, mais il y a également un manque de tribunaux sociaux compétents pour mener à bien les procédures liées aux questions de travail et de sécurité sociale.
La mort de Rafael Luque « témoigne d’une défaillance du système »
Au-delà de ces défaillances qui profite à Maygar, la mort de Rafael Luque en 2017 a révélé d’autres manquements structurels, notamment au niveau régional. Car malgré les antécédents bien documentés de l’entreprise en matière d’abus, les autorités régionales l’ont tout de même engagé pour réaliser le chantier mortel.
À l’époque, Jesús Huertas était à la tête de l’autorité régionale chargée des infrastructures au sein de la Junta de Andalucía [conseil régional andalou, NDLR]. « Chaque fois qu’un travailleur meurt sur son lieu de travail, cela montre une défaillance du système », reconnaît-il. Selon lui, Rafael a été le seul ouvrier dans le secteur de la construction à décéder sur son lieu de travail au cours de son mandat à la Junta. Un de trop : « Personne ne devrait jamais travailler au détriment de sa propre vie”, affirme-t-il.
Au téléphone, il concède que même si les mesures de prévention des risques sont adéquates, elles “ne sont jamais suffisantes”. Avant d’ajouter que l’autorité régionale a respecté toutes les procédures légales concernant les risques professionnels. D’ailleurs, souligne-t-il, la Junta de Andalucía ne figure pas parmi les accusés du procès de 2025.
Pourtant, depuis une vingtaine d’années, les relations entre la Junta de Andalucía et Maygar sont florissantes avec des contrats signés régulièrement entre les deux entités. En tant qu’entreprise bien établie dans la région, Maygar capitalise sur son carnet d’adresse bien rempli. « Il s’agit surtout d’administrations publiques, comme les municipalités, les conseils provinciaux et, globalement, le gouvernement régional – la Junta », détaille Juanma Álvarez, de la CNT.
Le 14 juillet 2014, à l’issue d’un appel d’offres, l’autorité régionale chargée des infrastructures choisit Maygar parmi plusieurs concurrents pour entretenir les routes secondaires de Séville. Montant du projet : plus d’un 1,5 million d’euros. S’ensuit une collaboration de près de quatre ans, jusqu’en 2018 quand la Junta change de prestataire.
« Ma priorité à ce moment-là était de m’assurer que le contrat comportait les instruments de prévention adéquats en matière de sécurité au travail, qu’ils étaient approuvés et qu’un coordinateur des risques professionnels était affecté sur le projet. Et c’était le cas”, déclare Jesús Huertas.
L’ancien directeur de l’autorité régionale chargée des infrastructures nie être au courant d’une quelconque précarité dans le secteur de la construction. « Si quelqu’un m’en avait parlé, j’aurais été le premier à attirer l’attention de l’inspection du travail sur cette entreprise ou une autre. Mais cela ne s’est jamais produit », affirme-t-il. Au cours de l’été 2017, aucun coordinateur des risques professionnels ne s’est pourtant rendu sur le chantier, selon les dires des travailleurs présents.
Malgré la mort de Rafael et le procès à venir en 2025, la Junta continue de travailler régulièrement avec Maygar. Le dernier date de novembre 2022 : un contrat d’environ 190 000 euros pour la réparation d’une route près de Séville. La question de cette collaboration a même été portée devant le parlement régional. En 2019, Ismael Sánchez Castillo, membre du parti de gauche Izquierda Unida, pose une question écrite au gouvernement socialiste de la région, sur les rapports de la Junta avec Maygar. Face aux accusations de violation des droits des travailleurs, la Junta s’est contentée de répondre quatre mois plus tard que toutes les procédures officielles sont respectées.
Pour Juan Antonio Castro de l’UGT, il y a une indéniable connivence entre les deux institutions : “Pourquoi la Junta continue-t-elle à travailler avec Maygar ? Parce que la loi ne l’interdit pas. C’est du copinage politique… C’est tout”.
Si ces collaborations posent autant question, c’est parce que les marchés sont publics. La Junta étant une autorité régionale, les contrats qu’elle signe sont financés par des fonds publics, c’est-à-dire par les contribuables andalous, et plus généralement par les contribuables espagnols. Plusieurs contrats gérés par Maygar ont également été partiellement financés par des fonds européens. Provenant du fonds européen de développement régional (FEDER), l’argent a subventionné jusqu’à 80 % de certains chantiers !
En 2018, l’année suivant le décès de Rafael Luque, Maygar signe douze contrats avec la Junta, d’une valeur de plus de 6 millions d’euros. Ce qui en fait le quatrième plus gros client de la région, derrière le service d’urgence SAMU, le cabinet d’audit KPMG et l’entreprise informatique Oracle Iberica SRL.
La même année, la Chambre des comptes d’Andalousie contrôle aléatoirement la conformité de quatre des contrats de Maygar. S’ils sont en ordre, un point commun se dégage : tous les projets de construction sont considérés comme « urgents » – un statut réservé aux situations présentant un risque pour la sécurité routière (un nid-de-poule, un arbre tombé sur la route, etc.). Pour Juan Antonio Castro, de l’UGT, ces statuts accordés par la Junta sont pour beaucoup injustifiés, y compris en ce qui concerne le chantier où Rafael est mort.
Le 1er septembre, soit un mois et demi plus tard, les concurrents de la 72e course cycliste espagnole devaient emprunter cette portion de route, ce qui a conduit l’entreprise à considérer le processus comme « urgent ». « Comme il s’agit d’un travail d’urgence, il n’est soumis à aucun contrôle”, explique Juan Antonio Castro.
« Dans chaque chantier, il y a un directeur des travaux chargé de veiller à ce que les travaux soient exécutés conformément au contrat », rétorque Jesús Huertas. « Il y a également un coordinateur de la santé et de la sécurité, chargé de superviser les plans.”
Reste que l’expérience des travailleurs de Maygar est bien différente. Ricardo assure qu’aucun coordinateur ne s’est rendu sur le chantier durant l’été 2017. Et pour cause : « Maygar ne dispose pas de sa propre équipe de gestion des risques et doit donc faire appel à une unité externe pour s’en charger », explique Juan Antonio Castro (UGT).
En conséquence, en 2015, la Junta de Andalucía engage une autre entreprise, Ingeniería Atecsur S.L., pour superviser la coordination de la santé et de la sécurité pour les projets en cours sur le réseau routier régional. Dans ce cas, la supervision du contrat a été assurée par les fonctionnaires de la Junta (délégation de Séville), et la coordination de la sûreté et de la sécurité, par Atecsur.
Selon elDiario.es, le chef de l’équipe de gestion des risques d’Atecsur a visité le chantier pour la dernière fois le 25 octobre 2016, soit neuf mois avant la mort de Rafael. Selon les membres du syndicat et les travailleurs de Maygar, Atecsur devrait également être tenu pour responsable. Cependant, l’entreprise n’a pas été accusée et ne sera pas jugée en 2025.
Au moment de la publication de cet article, la Junta n’a pas répondu à nos sollicitations.
Un no man’s land juridique
Plus généralement, en tirant les conclusions de cette enquête, il est clair que le gouvernement espagnol doit encore légiférer sur les risques professionnels liés au stress thermique. S’il l’avait fait, cela aurait servi à la fois d’avertissement aux entreprises et de bouclier aux syndicats désireux de dénoncer les situations abusives.
Mais à ce jour, aucune loi nationale n’oblige les entreprises à protéger leurs employés de la chaleur extérieure. La loi 31/95 sur la prévention des risques sur le lieu de travail, adoptée en 1995 pour garantir la « sécurité » et la « santé » des travailleurs espagnols, ne mentionne pas spécifiquement les températures extrêmes. Même si le décret royal de 1997 établissant « les dispositions minimales de sécurité et de santé sur le lieu de travail » fixe un seuil de température au-delà duquel les travailleurs espagnols ne doivent pas travailler à l’intérieur, il ne fournit pas de cadre similaire pour le travail à l’extérieur.
Alors que le mercure ne cesse de grimper et que les températures extrêmes deviennent de plus en plus fréquentes, cette zone grise juridique coûte des vies d’ouvriers. Particulièrement en Espagne, qui abrite certaines des régions les plus chaudes d’Europe, parmi lesquelles l’Andalousie.
Selon le ministère espagnol du travail, le secteur de la construction est particulièrement touché par les incidents liés à la chaleur. Entre 2010 et 2021, 211 accidents du travail liés à des coups de chaleur ont été enregistrés, contre 102 dans l’agriculture et 97 dans l’industrie manufacturière. Les syndicats affirment que ces chiffres sont sous-estimés. Les données officielles pour 2022 n’ont pas encore été publiées, mais selon Aida Suárez de CC.OO, l’été dernier, trois travailleurs de la construction sont morts de stress thermique en Espagne.
En 2019, la mort d’Eleazar Blandon, un immigrant nicaraguayen décédé d’un coup de chaleur alors qu’il travaillait dans une plantation de pastèques à Murcia, a bouleversé l’opinion publique espagnole. À la suite de cette tragédie, la ministre espagnole du travail, Yolandia Díaz, a présenté en 2021 un nouveau plan de l’inspection du travail qui, pour la première fois, accorde une attention particulière aux coups de chaleur.
Le pays a également été témoin de la mort de José Antonio González, un balayeur de rue engagé par la mairie de Madrid, en juillet dernier. Il travaillait à 17 heures, à 42ºC, en plein soleil et portait un uniforme en polyester. Trois semaines avant sa mort, l’inspection du travail avait envoyé une lettre à Urbaser, l’entreprise pour laquelle il travaillait, afin de lui rappeler son obligation de protéger ses employés contre la chaleur extrême.
Tant que les risques liés à la chaleur ne seront pas réglementés par l’État, la protection des ouvriers du bâtiment dépendra essentiellement du bon vouloir de l’entreprise, l’inspection du travail n’étant pas en mesure de contrôler chacune d’entre elles.
« Pour moi, ils étaient tous coupables », affirme Ricardo. Dans l’attente du procès, l’ouvrier, qui travaille toujours pour Maygar, espère que « justice sera faite” et que les risques auxquels sont exposés les travailleurs de la construction seront révélés au grand jour. « Cela aurait pu être moi. Cela aurait pu être n’importe lequel d’entre nous.”
Cette enquête n’aurait pas été possible sans l’aide des syndicats espagnols Comisiones Obreras, Unión General de Trabajadores y Trabajadoras et Confederación Nacional de Trabajo. Nous tenons à remercier Carlos Aristu Ollero, Aida Suárez, Javier Morales, Pedro Morán, Juan Blázquez, Alberto Franco, Javier García, Jorge García, Antonio Sánchez, Juan Antonio Castro et Juanma Álvarez pour le temps qu’ils nous ont consacré et les éclaircissements qu’ils nous ont apportés. Une pensée particulière pour tous les travailleurs qui ont eu la gentillesse de partager leurs histoires avec nous.