En Europe, les travailleurs meurent sous la chaleur, dans l’indifférence de l’UE
Le coup de chaleur est l’une des plus anciennes maladies au monde. Si les scientifiques s’accordent à dire qu’il constitue une menace mortelle pour les travailleurs, peu de mesures sont prises pour les protéger des effets de la chaleur sur leurs corps.
Par Jared Paolino
Reportages complémentaires, vérification des faits et traduction par Chris Knapp, Linnea Arden, Rochelle Gluzman, Liv Martin, Kelly Smits, Sorana Horsia, Baptiste Renaut et Théo Kaissaris.
Traduction en français par Théo Kaissaris et Baptiste Renaut.

© Sofía Álvarez Jurado
En 1859, le Docteur James J. Levick publiait ses “Remarques sur l’insolation” dans l’American Journal of the Medical Sciences. Il y évoquait avec horreur une période de quatre jours, en 1847, au cours de laquelle cette pathologie a touché 37 personnes à New York, “dont la plupart sont mortes si rapidement qu’il a été impossible de les transporter à l’hôpital”.
James J. Levick ajoutait que les cas d’insolation ne sont “pas rares” parmi les esclaves des plantations du sud des États-Unis, ni parmi les personnes dont la vie est occupée par des heures de labeur, comme les blanchisseurs, les mineurs et les marins. Il notait aussi que la plupart des personnes traitées pour une insolation dans l’hôpital de Philadelphie où il travaillait étaient des “étrangers”.
“Je ne connais pas d’autre endroit que le champ de bataille où l’on assiste à une destruction aussi soudaine de la vie humaine”, écrivait James J. Levick pour décrire l’insolation, une pathologie aujourd’hui plus communément appelée coup de chaleur.
Depuis les années 1850, la température moyenne dans le monde a augmenté de plus de 1°C (1,8°F) et celle en Europe a augmenté de près de 2°C (3,6°F). Alors que les objectifs de réduction des émissions mondiales ne sont pas atteints, que les températures continuent d’augmenter et que les phénomènes météorologiques extrêmes sont de plus en plus fréquents, les propos de M. Levick ont plus de poids que jamais. Les recherches en physiologie et épidémiologique montrent que le stress thermique – terme décrivant la charge thermique nette à laquelle un individu est exposé en raison d’une combinaison de facteurs métaboliques et environnementaux – a des répercussions sur la santé humaine qui vont bien au-delà des coups de chaleur.
Les employés des industries intensives d’extérieur, comme l’agriculture et le BTP, sont parmi les plus vulnérables. Les travailleurs migrants et clandestins, nombreux dans ces secteurs, le sont encore plus. Et ce, alors que l’Europe s’est réchauffée presque deux fois plus que les autres pays au cours des trois dernières décennies et que les autorités n’ont proposé aucune protection légale contre l’exposition professionnelle à la chaleur, malgré les plaidoyers des syndicats et des scientifiques.
À l’aube de ce qui pourrait être l’été européen le plus chaud jamais connu, les experts exhortent l’Union européenne et les États membres à comprendre que la chaleur tue les travailleurs, et que les moyens pour stopper ces décès existent.
L’équipe du projet Heat Trap a examiné des centaines de pages de documents, notamment des rapports gouvernementaux, des documents administratifs, des études universitaires et des dossiers médicaux. Nous avons mené des dizaines d’entretiens avec des représentants syndicaux, des experts, des avocats, des médecins et des fonctionnaires, ainsi qu’avec des travailleurs, des victimes et leurs familles. Notre enquête a révélé que l’Union européenne (UE) n’a pas adopté de normes juridiquement contraignantes pour protéger les travailleurs contre la hausse rapide des températures. Dans nos articles, nous avons mis en évidence la culpabilité potentielle des entreprises européennes dans le décès de travailleurs en Espagne et ailleurs, souligné les difficultés liées au diagnostic et au suivi du rôle du stress thermique dans les accidents du travail et les décès, et documenté les conditions et les circonstances qui ont conduit au décès de travailleurs en plein air en Espagne, en France et en Italie.
Un danger mondial
Avant les écrits de James J. Levick, l’impact potentiellement mortel de la chaleur avait été mentionné dans la Bible, dans les textes du médecin grec Hippocrate et dans ceux des conseillers militaires d’Alexandre le Grand, qui recommandaient au conquérant de ne pas marcher sous le soleil dans le désert libyen.
Au cours des millénaires qui ont suivi, l’humanité a constaté qu’une exposition prolongée à des températures élevées peut entraîner des nausées, des convulsions, une perte de conscience et, dans le pire des cas, la mort. Aujourd’hui, nous connaissons ce phénomène sous le nom de “coup de chaleur”. Nous comprenons les mécanismes physiologiques par lesquels cette pathologie peut entraîner une invalidité permanente ou la mort chez ceux qui ne reçoivent pas rapidement un traitement d’urgence. Sir William Osler, dans son manuel médical de 1892, a qualifié le coup de chaleur comme “l’une des plus anciennes pathologies reconnues”.
Une compréhension encore plus complète de l’impact de la chaleur sur le corps a vu le jour ces dernières décennies. Les données recueillies depuis la seconde moitié du XXe siècle, par exemple, indiquent que l’exposition à la chaleur peut exacerber diverses maladies cardiovasculaires et respiratoires, et mettre en péril la santé reproductive. Il a également été démontré que des températures ambiantes élevées sur le lieu de travail sont associées à un risque accru d’accident du travail. Au début des années 2000, les premières preuves d’un lien entre l’exposition professionnelle à la chaleur et un type particulier de maladie rénale chronique – appelée CKDnT (pour chronic kidney disease of nontraditional causes) – ont commencé à apparaître en Amérique centrale.
Les chercheurs ont d’abord attribué cette maladie rénale à l’exposition aux métaux lourds et aux pesticides. Ce point de vue était partagé par Jason Glaser, aujourd’hui épidémiologiste, qui a rencontré pour la première fois la maladie chronique alors qu’il avait 28 ans et qu’il tournait un documentaire sur la face cachée de l’industrie bananière. Il a alors été le témoin de la mort d’hommes de son âge, qui terminaient leur vie terrassés par cette maladie, allongés dans les hamacs à l’extérieur de l’exploitation de canne à sucre où ils travaillaient.
En 2009, après s’être consacré à la cause des travailleurs de la canne à sucre, Jason Glaser était assis dans un pick-up sur une autoroute nicaraguayenne avec Cecilia Torres, une médecin qui préparait alors un doctorat en épidémiologie. Ils rentraient à Managua, la capitale, depuis Chichigalpa, la ville périphérique qui était le centre de l’industrie nicaraguayenne de la canne à sucre et le point zéro de l’épidémie mystérieuse qui frappait ses jeunes travailleurs de cette industrie.
« Il ne peut s’agir que de produits chimiques », avait réagi Jason Glaser. « C’est pire que ça », lui avait alors répondu Cecilia Torrest, en fumant une cigarette. « Ils font cuire ces gens jusqu’à la mort ».
M. Glaser, d’abord dubitatif, s’est rapidement laissé convaincre. Il a obtenu un diplôme en épidémiologie, a mené des études avec Torres et d’autres chercheurs, et a fondé la Fondation La Isla en 2014 – une organisation de recherche et de conseil dédiée à la protection des travailleurs contre les effets mortels de la chaleur. Leurs efforts ont révélé un lien évident entre le travail éreintant des travailleurs de la canne à sucre au Nicaragua, les températures élevées auxquelles ce travail est effectué et les cas de maladie rénale chronique qui touchent jusqu’à 41 % d’entre eux, dont un grand nombre dans la vingtaine et la trentaine.
Aujourd’hui, un nombre considérable de données ont établi un lien similaire entre les fortes chaleurs et l’intensité du travail et les maladies rénales dans d’autres pays d’Amérique latine, ainsi qu’en Asie, en Afrique et au Moyen-Orient. Selon Shouro Dasgupta, économiste de l’environnement qui travaille à l’Université d’Amsterdam et dont les travaux se concentrent sur l’intersection du changement climatique et de la main-d’œuvre, des preuves anecdotiques du même effet ont également émergé en Europe, bien que peu d’études aient exploré le phénomène de manière exhaustive.
“C’est le diagramme de Venn”, explique M. Glaser. “Forte chaleur, travail pénible, faibles protections du travail. Partout où ces trois éléments ont été réunis, nous avons constaté le phénomène, et presque partout où il a été nié, tant au niveau des États qu’au niveau de l’industrie privée.”
Si les plus grands risques de chaleur pour les travailleurs existent dans les pays à faible revenu et les pays tropicaux, M. Glaser et d’autres experts avertissent que, dans un monde qui se réchauffe, le danger est mondial ; plus d’un milliard de personnes dans le monde travaillent régulièrement dans des conditions de stress thermique élevé. Selon Eurofound, 23 % des travailleurs de l’Union européenne sont exposés à des températures élevées pendant un quart de leur temps de travail, ce chiffre atteignant respectivement 36 % et 38 % chez les travailleurs de l’agriculture et de la construction.
Toutefois, si la recherche sur l’exposition professionnelle à la chaleur a progressé, notamment grâce à des initiatives financées par l’UE telles que Heat-Shield et l’Observatoire européen du climat et de la santé, elle n’a apparemment pas réussi à susciter un sentiment d’urgence dans l’esprit des décideurs politiques, des chefs d’entreprise ou du grand public.
L’Europe en retard
“L’Europe est à la traîne”, juge M. Glaser. Les défenseurs des travailleurs en Europe ont exprimé un sentiment similaire. En 2018, par exemple, la Confédération européenne des syndicats (CES) a adopté une résolution sur la nécessité d’une action de l’UE pour protéger les travailleurs contre les températures élevées. L’été dernier, la CES a demandé que les travailleurs soient mieux protégés contre la chaleur, notamment par la mise en place d’une température maximale admissible à l’échelle européenne.
Jason Glaser et d’autres experts considèrent toutefois qu’une température de travail maximale universelle est peu susceptible d’être une mesure efficace contre l’exposition à la chaleur au travail. Ils plaident plutôt pour des recherches plus approfondies sur les impacts de la chaleur pour différents types d’emplois et environnements de travail. Parmi leurs autres recommandations : la multiplication de vêtements de protection contre la chaleur, l’amélioration de l’évaluation et de la surveillance des risques, l’accès garanti à de l’eau, des moments de repos et des zones d’ombre pour les travailleurs.
Cependant, même les demandes pour les mesures les plus élémentaires n’ont pas été satisfaites. “Le problème, c’est qu’il n’y a pas d’initiative européenne dans ce domaine”, indique Ludovic Voet, secrétaire confédéral de la CES. “Le débat progresse, mais sans que des mesures contraignantes soient mises sur la table”, ajoute-t-il.
“Je n’ai pas pu identifier d’opposant spécifique, si ce n’est le manque de volonté politique. Il n’y a pas de nom que l’on puisse mettre derrière tout cela.”
Bien qu’une directive européenne stipule que la santé et la sécurité des travailleurs doivent être protégées contre tous les risques, y compris les risques émergents, il n’existe actuellement aucune législation contraignante protégeant explicitement tous les travailleurs contre les températures extrêmes.
Selon un porte-parole de la Commission européenne, “le cadre juridique de l’UE sur la santé et la sécurité au travail couvre déjà les risques professionnels liés à la chaleur”. En outre, l’Agence européenne pour la santé et la sécurité au travail a publié des “lignes directrices pratiques” sur les risques liés à la chaleur pour les travailleurs des secteurs de la construction et de l’agriculture.
Les directives européennes existantes obligent effectivement les employeurs à s’assurer de la santé et du bien-être de leurs employés. La nécessité de garantir des protections contre la chaleur peut se comprendre à l’aune de cette interprétation. De même, il existe certaines règles ayant trait à la chaleur et la température dans des environnements de travail spécifiques, tels que les chantiers de construction. Cependant, aucune directive de l’UE ou autre mesure législative n’existe pour protéger tous les travailleurs contre la menace croissante du stress thermique au travail, causé par le changement climatique.
Les experts en sécurité et santé au travail affirment que de telles directives sont nécessaires pour définir clairement les responsabilités de l’employeur, s’assurer de la mise en place des mesures les plus efficaces, établir des droits juridiques contraignants et faciliter les mécanismes de surveillance et d’application des mesures.
L’été dernier, les députés européens slovènes Milan Brglez et Matjaž Nemec ont posé une question parlementaire concernant la législation européenne visant à réglementer la température maximale admissible sur le lieu de travail. Nicolas Schmit, commissaire chargé de l’emploi et des droits sociaux, a répondu au nom de la Commission européenne en déclarant que les directives existantes sur le lieu de travail “couvrent tous les risques, y compris ceux liés à la chaleur”. M. Schmit a également indiqué qu’une révision des directives pertinentes sur le lieu de travail était en cours de préparation pour 2023 et qu’elle porterait sur la question de la température.
Un porte-parole de la Commission européenne a confirmé que cette révision était toujours en cours à ce jour, en avril 2023, “en vue d’une éventuelle mise à jour de la directive sur le lieu de travail”.
Il a également insisté sur la responsabilité des États membres, affirmant qu’il leur incombe de “mettre en œuvre et de faire respecter toutes les dispositions découlant de la législation européenne en matière de sécurité et de santé au travail”. Il a également enjoint les entreprises et les employeurs “à mettre en place les mesures de prévention et de protection nécessaires qui s’imposent”.
Mais dans la pratique, la traduction des directives européennes existantes au sein des corpus législatifs nationaux échoue souvent à garantir une protection adéquate des employés par les entreprises. En Espagne, le projet Heat Trap a révélé comment des lois inadaptées et la négligence des entreprises ont entraîné la mort de Rafael Luque, un ouvrier du bâtiment qui s’est effondré après avoir passé 13 heures à poser de l’asphalte, à des températures pouvant atteindre jusqu’à 41°C.
Certains États membres de l’Union européenne ont tenté de résoudre le problème. Chypre a été le premier à inclure dans sa législation des dispositions spéciales couvrant le stress thermique chez les travailleurs. Mais la petite nation insulaire reste une exception. L’Autriche, la Belgique et la Hongrie ont aussi pris des mesures législatives, mais de manière limitée, celles-ci dépendant fortement du bon vouloir des employeurs.
D’autres pays comme la Suède, la Suisse et les Pays-Bas disposent de directives non statutaires recommandant des températures de travail maximales. Peu d’États ont mis en œuvre les corpus législatifs complets qui s’imposent selon les experts, en dépit de décennies de recherches mettant en évidence l’impact mortel du travail sous la chaleur.
Une voix dans l’obscurité
Tord Kjellstrom s’évertue à convaincre du danger de la chaleur – et de l’urgence d’agir – depuis des années. Il mène des recherches sur la santé environnementale et professionnelle depuis plus de 50 ans. Depuis la fin des années 1990, ses travaux se sont particulièrement concentrés sur les effets du changement climatique sur la santé humaine.
En 1999, Tord Kjellstrom a assisté à une réunion du groupe de travail III du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) à New Delhi. Son collègue Tony McMichael, éminent épidémiologiste climatique aujourd’hui décédé, y a présenté leurs travaux sur les implications du changement climatique sur la santé. Par la suite, selon M. Kjellstrom, d’autres orateurs se sont levés et ont successivement discuté de leurs conclusions concernant les effets du changement climatique sur l’agriculture, la sylviculture, l’industrie et d’autres secteurs.
“J’ai soudain été frappé par le fait qu’aucun de ces intervenants n’avait mentionné une seule fois les travailleurs”, se souvient Tord Kjellstrom. Après avoir publié plus de 120 articles sur l’impact du changement climatique – et en particulier de la chaleur – sur les travailleurs, il redoute aujourd’hui que les risques uniques auxquels sont confrontés les travailleurs soient encore négligés.
Alors que les climatologues prévoient un réchauffement continu et accéléré en Europe dans les années à venir, ils affirment également que les épisodes de chaleur extrême augmenteront en fréquence, en gravité et en durée. Bien que la plupart des États membres de l’UE aient élaboré des plans d’action nationaux de lutte contre la chaleur après la canicule de 2003 qui a fait des milliers de morts, la protection des travailleurs n’est que peu prise en charge par ces plans, qui ne sont eux-mêmes pas non plus soutenus par une législation nationale ou européenne contraignante.
D’après M. Kjellstrom, “les connaissances factuelles actuelles sur les effets de la chaleur sur la santé et la productivité sont suffisantes pour justifier une législation.”
Pour inciter les pouvoirs publics à agir, M. Kjellstrom a axé son travail sur la productivité. « Dès le début, j’ai pensé que si notre analyse montrait que la chaleur pouvait entraîner des risques économiques majeurs, les agences gouvernementales et les industries seraient plus enclines à s’intéresser au problème », explique le chercheur.
En effet, les travaux de Tord Kjellstrom et de ses collègues ont montré sans discontinuer que les pertes de productivité du travail liées à la chaleur étaient possiblement très coûteuses. Par exemple, une étude a révélé que la productivité du travail en Europe pourrait être réduite de 1,6 % d’ici les années 2080, et même de 8 % dans les régions les plus touchées.
De plus, selon Kjellstrom et le dernier rapport du GIEC, les pertes de productivité du travail liées à la chaleur ne sont pas seulement un problème pour la santé économique des entreprises : elles peuvent également menacer la sécurité alimentaire et accroître la pauvreté.
Économiste de l’environnement, Shouro Dasgupta, juge que la mise en œuvre de mesures de protection sur le lieu de travail profiterait aux entreprises. “Nous ne devrions pas laisser la rentabilité entraver la protection des travailleurs », explique-t-il. “Toutes les réglementations ayant trait à la main-d’œuvre sont écrites dans le sang. Les lois de protection du travail existent justement parce que des gens sont morts.”
Par rapport au reste de la population, le risque encouru par les travailleurs est exacerbé, à cause de multiples facteurs. Hormis ceux qui officient dans la santé, l’industrie et le secteur des services, les travailleurs en extérieur, notamment dans l’agriculture et la construction, sont les plus à risque.
En effet, ces derniers enchaînent souvent plusieurs jours de travail pénible dans des conditions de stress thermique, ce qui, selon les recherches, accroît le risque de développer des maladies liées à la chaleur, et ce même pour des personnes habituées à des températures élevées.
Le Heat Trap Project a montré que David Azevedo était décédé lors de son troisième jour de travail sur un chantier de construction dans le centre de la France, après avoir passé ces trois jours à travailler sous une chaleur accablante, en juillet.
Ces conditions de stress thermique peuvent survenir lorsque des températures non considérées comme extrêmes sont atteintes, en particulier si des protections adéquates ne sont pas mises en place. “Dans de nombreux endroits, des journées qui ne sont pas considérées comme des vagues de chaleur peuvent néanmoins entraîner de graves risques pour la santé et une perte de productivité chez les travailleurs”, indique Tord Kjellstrom.
Les travailleurs agricoles sont souvent chargés des tâches les plus exténuantes au cours des périodes les plus chaudes de la journée ou de l’année. La plupart des travaux de construction ont pour cadre les villes, des zones où les travailleurs sont soumis à l’effet d’îlot de chaleur urbain.
L’agriculture et la construction figurent aussi parmi les secteurs où les taux de pauvreté et d’emplois informels ou précaires sont les plus élevés. Les personnes pauvres sont plus souvent exposées au stress thermique en dehors de leur lieu de travail, car elles sont plus susceptibles de s’y rendre à pied ou dans des véhicules non climatisés. De plus, il est moins probable que leurs maisons soient bien isolées ou qu’elles disposent d’un système de climatisation.
Parmi ces travailleurs, les migrants sont particulièrement vulnérables. Au sujet de la chaleur, les recherches ont mis en évidence que les travailleurs migrants sont souvent chargés des tâches les plus exigeantes et les plus physiques. Ils passent aussi plus de temps à travailler à l’extérieur et sont ainsi plus susceptibles d’être exposés au stress thermique, en particulier dans les secteurs de l’agriculture et de la construction.
Le projet Heat Trap a révélé comment des travailleurs agricoles migrants vivant dans des semblants d’habitations en Italie, se sont retrouvés empêtrés dans un réseau d’exploitation qui les rend particulièrement vulnérables à la hausse des températures.
Des étés encore plus chauds à venir
Andreas Flouris, chercheur à l’université de Thessalie en Grèce, a fait de la chaleur et de ses effets sur le corps humain son domaine d’expertise. Son travail de recherche l’a conduit à se spécialiser dans le domaine des sciences du sport, pour optimiser les performances des athlètes lors de températures élevées.
En 2019, Andreas Flouris a mené une étude visant à évaluer le stress thermique au travail et les stratégies d’atténuation de celui-ci au Qatar, alors que le pays se préparait à accueillir la Coupe du monde de football. Il a pris conscience de plusieurs points communs entre les athlètes et les ouvriers du bâtiment, à une différence près.
« Ils travaillent dans des conditions extrêmes, leur corps doit fournir une énorme quantité de travail, une énorme quantité de puissance – la même puissance que celle demandée aux athlètes – mais eux ne bénéficient d’aucun soutien », explique le chercheur.
Andreas Flouris a décidé d’approfondir ses recherches sur le stress thermique au travail. La lecture minutieuse de la littérature existante sur le sujet l’a conduit, avec ses collègues, à une deuxième révélation surprenante.
“Il n’y avait pratiquement aucune donnée sur le stress thermique au travail venant d’un laboratoire européen ou d’une autre organisation européenne”, analyse Andreas Flouris. “Nous nous sommes dit qu’il fallait y remédier”. Aux côtés de ses pairs, le chercheur s’est mis en quête de financements, dans le cadre du programme de financement Horizon 2020 de l’UE. Leur projet, baptisé Heat-Shield, a été sélectionné, parmi plus d’une centaine d’autres, pour bénéficier d’un financement européen.
Le soutien apporté au projet Heat-Shield a gonflé l’optimisme d’Andreas Flouris. Lorsqu’une haut fonctionnaire de la Commission européenne, la commissaire aux transports Violeta Bulc, a assisté à la réunion de lancement du projet en décembre 2016, il était encore plus rempli d’espoir. Mais aujourd’hui, sept ans plus tard, il s’impatiente.
“Il est inacceptable que l’UE n’ait pas progressé dans la mise en place d’un cadre législatif visant à protéger à la fois les travailleurs et les employeurs”, s’indigne Andreas Flouris. “Nous savons clairement qu’il s’agit d’un problème. Il ne devrait y avoir aucune raison pour ne pas avancer sur le sujet.”
Le projet Heat-Shield a officiellement pris fin en 2021, mais ses recherches continuent d’être publiées. À ce jour, plus de 70 articles sur le stress thermique au travail ont été publiés dans des revues universitaires. Même s’il y a toujours du travail à accomplir, le gouffre académique de ces dernières années sur le sujet n’existe plus. D’après Andreas Flouris, les preuves nécessaires pour proposer une législation au niveau européen existent et sont désormais irréfutables.
“Nous devons au moins créer une première série de mesures visant à protéger les travailleurs”, souhaite le chercheur. “Nous disposons des preuves nécessaires à cet effet. Peu importe que vous viviez en Suède ou à Chypre », ajoute-t-il. « Il faut s’attaquer à ce problème.”
En mai, un sommet aura lieu pour discuter de la santé et de la sécurité au travail : le stress thermique au travail sera l’un des principaux points à l’ordre du jour. Andreas Flouris n’y a pas été convié, pas plus que les autres experts interrogés dans le cadre de cet article, mais il fait de son mieux pour s’assurer que des preuves sont présentées, en écrivant des lettres aux fonctionnaires des institutions européennes et des gouvernements nationaux.
“Pour moi, le résultat de cette réunion devrait être la création d’un comité chargé d’élaborer une directive européenne sur la lutte contre le stress thermique”, espère le chercheur. “A défaut, cela ne fera que repousser l’échéance. Nous disposons de preuves, nous devons élaborer des directives et les mettre en œuvre.”
Mais l’élaboration et la mise en œuvre de ces directives prendront des années.
En attendant, les mois les plus chauds de l’année arrivent à grands pas. « Je pense que l’été sera très mauvais », conclut M. Flouris.